Le secteur public tchadien et la nécessité de sa réforme

Le ministre Tchadien des Finances et du Budget : Mr Bedoumra KORDJE
Le ministre Tchadien des Finances et du Budget : Mr Bedoumra KORDJE

Détection de 4 566 agents fictifs représentant une économie de 17 milliards de FCFA par an, ce qui correspondrait à 740 forages d’eau ou 740 écoles de trois salles de classe ou encore 50 000 branchements électriques. Voilà une des conclusions de l’opération de contrôle des agents de l’État présenté par le ministre des Finances et du Budget M. Bedoumra KORJE  lors de sa conférence de presse du 15 janvier dernier.

Durant ces deux dernières années, les contrôles des effectifs, la lutte contre la corruption avec la fameuse opération anti-corruption «Cobra» ont fait la une de l’actualité des médias nationaux. Ces opérations ont un objectif unique: il s’agit d’économiser les deniers publics tout en modernisant la gestion du personnel de l’Etat. C’est donc à juste titre que nous mettons en exergue aussi bien les caractéristiques de cette administration, en termes de diagnostic, que son évolution dans le but d’interroger la pertinence des réformes entreprises et leurs effets réels sur son efficacité.

Des effectifs croissant majoritairement dans l’armée et les secteurs prioritaires

La fonction publique tchadienne a été estimée à 81 518 personnes en octobre 2014. Rapporté à la population, elle représente 0,67%, ce qui est inférieur à la moyenne des pays de l’Afrique subsaharienne qui tourne autour de 1,5% mais aussi celui des pays à faible revenu qui est de 2,6%. Pour ce qui de l’armée, il tournerait autour de 43 518, ce qui rapporté à la population totale représenterait 0,39%, un taux supérieur à la moyenne des pays de l’ASS mais justifié par l’étendue du territoire national et les menaces sécuritaires auxquelles fait face le pays du fait des tensions aux frontières. Notons que les effectifs cumulés de la sécurité au sens large (défense nationale, sécurité et administration) représente près de 50% des effectifs totaux.

Evolution de la répartition des effectifs civil et militaire

Source: Ministère des Finances et du Budget
Source: Ministère des Finances et du Budget

L’évolution des effectifs militaires en pourcentage de la population totale est constante dans le temps. Par contre, les effectifs civils ont connu une rupture en 2012 où leur proportion par rapport à la population totale a presque doublé par rapport à l’année 2004. Cet état de fait est sans nul doute à imputer aux recrutements massifs dans les secteurs prioritaires de l’Etat et ce conformément aux différentes stratégies de développement du Tchad. A partir de 2012, la croissance des effectifs totaux dans l’administration publique est donc tirée vers le haut par les effectifs civils.

La somme des effectifs civils et militaires rapportée à la population totale donne une proportion de 1,1%. Sur la période 2001-2014, les effectifs civils se sont accrus de 153% passant de 32 167 en 2001 pour s’établir à 81 158 en 2014. Mis à part la défense nationale qui représente 35% des effectifs, on remarque que les effectifs sont plus importants dans les secteurs sociaux tels que l’éducation nationale, secondaire et professionnelle (24%), suivi de la sécurité publique et de l’administration territoriale avec 13%. Les effectifs de la santé et de l’action sociale représentent 7%.

Source: Ministère des Finances et du Budget
Source: Ministère des Finances et du Budget

D’après la dernière Enquête sur la Consommation et le Secteur Informel au Tchad (ECOSIT 3), en 2011, 13,5% des emplois en milieu urbain sont publics contre 1,4% en milieu rural. Cela signifie que la majeure partie des travailleurs du public résident dans les centres urbains. Par contre, sur l’ensemble des emplois, ceux qui sont publics représentaient 3,2% du total des emplois. Par rapport à la parité homme/femmes, seul 19,4% des employés du secteur public sont des femmes.

Une masse salariale qui pèse lourdement sur les recettes budgétaires

La masse salariale représentait 25,6% des recettes budgétaires et près de 4% du PIB en 2013. Elle absorbe une part substantielle des recettes non pétrolières (86%), traduisant une grande vulnérabilité des finances publiques à une baisse des prix ou de la production pétrolière mais aussi de la nécessité d’une mobilisation plus importante des recettes hors pétrole.

L’analyse de l’évolution sur la période 2007-2013 montre que la masse salariale est passée de 110,8 milliards à 278 milliards de FCFA soit une hausse de 151%. Rapportée aux recettes hors pétrole, elle est passée de 59% à 86%. Elle représente dorénavant la plus grande composante des dépenses courantes avec 32% pour l’année 2013. Cette hausse de la masse salariale résulte non seulement de la hausse des effectifs mais aussi des augmentations de salaire consenties ces dernières années sur la pression des syndicats.

Source: Ministère des Finances et du Budget
Source: Ministère des Finances et du Budget

Durant le deuxième semestre de l’année 2012, le pays a connu la plus longue grève de son histoire. Cette crise sociale qui a duré près de 6 mois de juillet à décembre 2012 a porté sur les revendications salariales des fonctionnaires du secteur public. La première raison invoquée est la faiblesse du niveau des salaires dans le contexte d’une hausse généralisée des prix. Depuis le boom pétrolier en 2003, on a assisté à une augmentation sans précédent du niveau des prix et plus particulièrement celui des denrées alimentaires et des biens non échangeables comme le loyer.

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Source: Ministère des Finances et du Budget

Une faible efficacité de l’administration et des prestations médiocres

Malgré l’augmentation des effectifs, la qualité de prestations offertes par les services publics est faible. En 2003, un audit portant sur l’organisation institutionnelle et les politiques de gestion du personnel de neuf (09) ministères stratégiques a mis en exergue plusieurs incohérences. Il a relevé des conflits institutionnels entre les ministères engendrés par l’absence de responsabilités clairement établies (par exemple entre le Ministère des finances et celui du plan quant à leur rôle en matière d’investissement public). L’adhésion aux stratégies sectorielles et aux mesures prévues dans la stratégie de réduction de la pauvreté est faible et il y’a une absence de politiques et d’instruments de gestion des ressources humaines et enfin une absence d’un système de gestion axée sur les résultats.

La fonction publique tchadienne est aussi caractérisée par l’absence de procédures de recrutement par concours, le processus d’embauche n’apparie pas les compétences aux qualifications requises pour les postes à pourvoir; les promotions se fondent sur l’ancienneté et non sur les résultats, et c’est le degré d’instruction, plutôt que la responsabilité professionnelle, qui détermine le montant du salaire.

Les salaires et le recrutement sont toujours déterminés au cas par cas, et certains fonctionnaires sont embauchés sur une base contractuelle. La nouvelle grille des salaires à trois échelons fondée sur les résultats n’est pas encore opérationnelle, les syndicats de fonctionnaires ayant bloqué les règlements opérationnels. Cette situation est fort dommageable pour l’Etat car ces caractéristiques de l’administration tchadienne ont pour corolaire l’absentéisme et le non-respect des horaires de travail, la corruption pour la fourniture des services publics.

Plusieurs classements internationaux qui mesurent les performances des institutions et des politiques publiques corroborent ce constat. Ainsi, en 2014, le Tchad occupe la 43ème place sur 52 de l’indice Mo Ibrahim, correspondant à un score de 38,9 sur 100. Malgré le fait que cela corresponde à une amélioration de 3,7 points, le rang occupé par le Tchad traduit la faible performance de l’administration publique.

En outre, les indicateurs de gouvernance tel que l’indice CPIA (Country Policy and Institutional Assessment) de la Banque Mondiale montre que le Tchad enregistre des performances en dessous de la moyenne des pays de l’ASS. Pour l’année 2013 par exemple, le score du Tchad était de 2,6 contre une moyenne de 3,4 pour l’ASS. Cet indice montre aussi que le management des institutions du secteur public est plus faible, contribuant à l’inefficience des politiques publiques. Pour les questions de transparence, de redevabilité et de corruption dans le secteur public, le score du Tchad est également faible (2 contre 2,7 en ASS).

Source: Ministère des Finances et du Budget
Source: Indice CPIA/Banque Mondiale

Des séries de réformes depuis le milieu des années 90

Bien qu’elles soient inscrites au programme de réformes structurelles depuis le milieu des années 90, les réformes de la fonction publique et de l’armée n’ont guère progressé.

La réforme de la fonction publique adoptée par le gouvernement en 1998 visait plusieurs objectifs dont les plus emblématiques sont l’efficacité de l’administration et l’amélioration de la qualité des services, dans le but de résorber la pauvreté.

Il s’agissait aussi de renforcer la gestion de la fonction publique par la mise en œuvre d’un système intégré de paie et de gestion du personnel et par la simplification de la grille salariale et de la grille des carrières. Celle-ci avait également pour objectif de veiller à ce que la masse salariale demeure compatible avec une organisation viable et à ce que les employés reçoivent leurs salaires en temps voulu. Il était également question de réformer la structure, les salaires et le système de gestion du personnel de l’armée de manière à renforcer la sécurité et l’efficacité.

La réforme prescrivait un audit des ministères, l’adoption d’un nouveau statut de la fonction publique et la mise au point d’un système informatique de paie et de gestion du personnel. Après avoir adopté la stratégie, en 1998, les autorités ont mis en œuvre plusieurs mesures.

En 1999, elles ont créé une institution Chargée d’éxécuter la Réforme de l’Administration Publique (CESRAP). En 2000, elles ont mené à terme un recensement des fonctionnaires.

En 2001, elles ont adopté pour la fonction publique un nouveau statut qui applique des critères fondés sur le mérite aux dispositifs de recrutement, de promotion et de paie; elles ont également simplifié et informatisé le système de suivi de la masse salariale.

L’adoption d’un nouveau cadre de gestion publique en 2014 (LOLF), la gestion informatisée du personnel de l’Etat avec le logiciel SIGASPE sont des dernières réformes en cours qui ont pour objectifs d’améliorer l’efficacité de l’administration et des politiques publiques, mais aussi une meilleure gestion des ressources humaines. En effet, l’informatisation et l’harmonisation des systèmes de paie et de gestion du personnel participent de la volonté des autorités de consolider la gestion de la trésorerie permettant à terme une maitrise réelle de la masse salariale.

L’épineuse question de l’armée et l’efficacité de l’administration publique tchadienne

Bien que certaines réformes commencent à porter fruits, il serait intéressant de s’attaquer à l’une des raisons expliquant la faible performance de la qualité du secteur public qui est la baisse de niveau. L’absence de concours de recrutement dans la fonction publique qui est une singularité tchadienne est souvent évoquée comme l’une des causes. Cette particularité a été justifié par un rééquilibre régional et les années d’instabilité qu’a connues le pays. Cependant, la fourniture de services publics de bonne qualité passe aussi par des agents bien formés et de bon niveau. Cela est particulièrement essentiel dans les secteurs éducatif et sanitaire.

Des auteurs situent le début des carences de l’administration à l’effondrement de l’Etat tchadien à partir de 1979. En effet, à partir de cette année-là, les pratiques tels que le reversement des combattants et des cadres des rebellions dans l’administration publique et l’armée à l’issue des accords de paix ont contribué pour beaucoup à l’incivisme et à l’improductivité de l’administration (le métier des armes au Tchad: le gouvernement de l’entre-guerre; Marielle DEBOS).

Cette situation est à l’origine de comportement de prévarication car les éléments reversés dans l’administration choisissent les services les plus juteux (Douanes, Impôts, etc.) et l’administration territoriale pour lesquelles ils n’ont aucune compétence et sont pour la plupart promus à la place des cadres ayant le profil de l’emploi et un parcours régulier.

Reformer l’administration reviendrait aussi à stopper cette logique car si elle participe au maintien et à la cohésion de l’équilibre politique pour le moment, le résultat à long terme comme nous l’avons souligné plus haut est une administration publique improductive et inefficace. La réforme de l’administration est un chantier difficile car il se heurte à des systèmes de rente bien ancrée. Cependant, la recherche de l’intérêt national doit primer à la place de quelques intérêts égoïstes. Une administration publique efficace permettrait non seulement de délivrer des prestations de qualité mais participerait aussi à relancer l’appareil productif grâce à une bonne coordination des politiques économiques. C’est grâce à ces réformes qu’on parviendrait notamment à construire un Tchad émergent.

Guy Dabi GAB-LEYBA

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