Le déguerpissement à la lumière des textes au Tchad

source: tchadinfos.com

Le déguerpissement est cette opération décidée par l’autorité administrative d’évacuer les occupants « illégaux » d’une terre, pour des motifs d’utilité publique. Il est quelquefois décidé par l’autorité judiciaire pour rendre justice à un propriétaire spolié. Au Tchad, ces dernières années, les opérations de déguerpissement se multiplient sans fin et parfois au mépris des droits des occupants. Quel est le cadre légal de cette opération et quelles sont ces conséquences ?

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Le cadre légal

Selon la législation tchadienne, « le déguerpissement est l’opération par laquelle il est fait obligation, pour des motifs d’utilité publique, à des occupants présumés de bonne foi, encore que non couverts par une coutume reconnue, d’une terre appartenant à la puissance publique, de l’évacuer même s’ils y ont cultivé ou construit  […]» (cf. art.16, Loi N°25 de 1967). Cette disposition posée par le législateur de 67 s’oppose à toute situation de non droit.

En effet, il ressort de cet article que toute opération de déguerpissement doit être justifiée par les motifs d’utilité publique c’est-à-dire d’intérêt général. Chose qui dans la pratique est loin d’être évidente pour des nombreux cas de déguerpissements à N’Djamena : les espaces libérés sont occupés par des entrepreneurs et personnes fortunés ou abandonnés comme dépotoir public. Il suffit de faire un tour au quartier Dembé pour s’en convaincre.

Aussi et contrairement à la compréhension populaire, l’esprit de cette disposition ne vise pas directement les terres coutumières bien établies et reconnues de tous. C’est-à-dire que les parcelles qui ont été acquises sous le règne des pratiques coutumières reconnues et avérées ne sont pas concernées directement. L’Etat a garanti le droit foncier coutumier même s’il est conditionné par la mise en valeur. Alors que dans ce cas de figure, la mise en valeur ne souffre d’aucune contestation. Seule, l’utilité publique reste la raison objectivement légale de toute opération de déguerpissement ordonnée par une autorité publique. En plus, lorsqu’il est question du « retrait des droits coutumiers d’une parcelle du domaine privé de l’Etat […], la procédure est celle de l’immatriculation […] » par l’autorité publique qui a décidé du retrait de ces droits coutumiers. Et  si l’immatriculation « n’a pas lieu dans le délai de deux (2) ans, les intéressés peuvent se pourvoir devant le tribunal de droit local en vue de réintégrer leurs droits moyennant remboursement des indemnités ou restitution de l’équivalence », s’ils ont eu à en bénéficier (cf. les art. 32-33-34 Décret n°187 sur la limitation des droits fonciers). Malheureusement, l’ignorance des textes et la brutalité des méthodes semblent toujours triompher en défaveur des détenteurs des parcelles coutumières. Heureusement que la justice a tendance à ne pas accepter l’arbitraire de l’Etat. La Chambre administrative de la Cour d’Appel de N’Djamena, dans une décision du 06 mars 1995 (répertoire n°011) indique clairement que : « Considérant que sur le plan coutumier la terre appartient au premier occupant ; qu’à ce titre, le terrain litigieux a été occupé et exploité sans désemparer depuis plusieurs décennies, en toute quiétude […], le droit des héritiers étant indéniable, ils ne peuvent déguerpir que pour cause d’utilité publique ou par prescription de l’article 16 de la loi n°24 ». Que dire de plus ?

Les occupations susceptibles de déguerpissement

Il est de toute évidence, que ni l’occupation permanente ni la mise en valeur d’une terre irrégulièrement acquise ne peut empêcher le déguerpissement. Car, il est interdit de toute occupation privative les domaines privés et publics (naturels & artificiels) de l’Etat. Si les domaines privés sont connus, les domaines publics sont vastes et diversifiés. Ils sont entre autres les canaux de navigation et d’irrigation, de conduites d’eau de toute nature, de dispositifs d’évacuation et d’assainissement d’eaux usées, les aérodromes, les ouvrages de production et de transport d’énergie, les ouvrages de défense nationale, les îles, les nappes d’eau souterraines, les gites minéraux et miniers, les forêts classées, etc. En plus, l’article 5 de la Loi suscitée indique clairement que le domaine public est inaliénable et imprescriptible. L’exception est faite seulement aux personnes physiques et morales, bénéficiant du domaine public par le truchement des droits coutumiers avant l’adoption de cette loi. Toutefois, la puissance publique se réserve le droit de les priver moyennant indemnité (cf. art.04, Loi N°25 de 1967). Aussi, les servitudes, l’alignement ou encore les travaux publics peuvent être sources légales de déguerpissement.

En clair, les occupants des parcelles appartenant à l’Etat, acquises d’une manière illégale sont exposés au déguerpissement.

Les autorités compétentes

Contrairement à l’expropriation, en matière du déguerpissement, l’autorité compétente est soit le Préfet soit le Maire. L’article 23 du Décret n°187 d’août 1967 sur la Limitation des droits fonciers dispose à cet effet, que : « L’opération de déguerpissement est décidée par décision préfectorale, ou, s’il s’agit d’une commune, arrêté municipal… » Mais l’on se souvient qu’en février 2008, le Président de la République avait signé le décret autorisant la démolition des quartiers Gardolé et Walia-angosso au motif de construction sans permis. En-est- il pour autant incompétent ? S’il n’est pas l’autorité statutairement compétente, rien ne l’interdit aussi de le faire. De tout cela, quelles sont les conséquences du déguerpissement ?

La résistance des occupants

Pendant longtemps, « l’absence de l’autorité de l’Etat et la crainte des conséquences sociales des déguerpissements » ont conduit l’Etat à un laxisme inédit créant chez les occupants « illégaux » une sorte de droit acquis sur les parcelles occupées. Et lorsque l’Etat tente d’intervenir en « utilisant la procédure de déguerpissement pour occupation anarchique, ou pour des motifs d’utilité publique, les détenteurs coutumiers dénoncent ce déguerpissement comme étant arbitraire et se mobilisent pour défendre ce qu’ils considèrent comme leurs droits. Ils opposent à l’Etat la légitimité de leurs droits coutumiers antérieurs au droit écrit. » (Houdeingar , 2009).

Seule, l’utilité publique reste la raison objectivement légale de toute opération de déguerpissement ordonnée par une autorité publique.

C’est pour mettre fin à ce spectacle, que l’Etat tente de renforcer la législation à travers la Loi n° 014/PR/98 définissant les Principes généraux de la protection de l’environnement. Cette loi dispose dans son article 15 que : « Toute personne qui occupe le domaine de l’Etat, en portant atteinte à  l’Environnement s’expose aux sanctions prévues à l’article 26 de la présente loi et encoure le risque de déguerpissement sans aucune forme de dédommagement ». Cette disposition, aussi radicale, ambiguë et contradictoire qu’elle puisse l’être, fait greffer les raisons écologiques sur les domaines publics. C’est dire que l’Etat ne tolère pas des occupants illégaux et insalubres. Mais, il tient toujours et jusqu’à preuve du contraire à les dédommager.

Les cas de déguerpissements récents

Le plan d’urbanisation de la ville se met en marche et la modernisation de notre capitale oblige les autorités à sortir de leur laxisme. Ainsi, vers les années 2008 les habitants des quartiers Gardolé, Bololo et moursal ont été déguerpis pour libérer les domaines de l’Etat. Ceux de Chagoua, Farcha, Goudji Ambralgoss avaient subi le même sort aussi. Ensuite, vers mai 2012 les occupants du marché de Dembé ont été à leur tour violement déguerpis mais l’espace libéré reste jusqu’à preuve du contraire sans exploitation réelle. Toujours à N’Djamena, l’on constate que les habitants des quartiers Atrone, Kamda et Boutalbagar n’en ont pas fini encore avec les opérations de déguerpissement et ses lots de victimes. Malheureusement, ces opérations controversées ne sont pas accompagnées, plus souvent, par des mesures de dédommagement comme prévu par la législation. En provinces, la Ville d’Am-timan, celle de Sarh ou encore de Doba n’ont pas échappé à la règle ces dernières années. Il va sans doute de soi que, cette situation a causé d’énormes pertes économiques et matérielles pour les occupants et l’Etat.

L’indemnisation des déguerpis

L’article 17 de la Loi n°25 de 1967 martèle clairement dans son 1er alinéa que : « le déguerpissement ouvre droit à l’indemnité.» Puisque l’Etat considère les occupants irréguliers d’être de bonne foi et de comprendre le sens de l’intérêt général, il ne peut refuser de les aider, au risque de créer de tension. Ce qui est à l’opposé de la disposition de la Loi 14 sur la protection de l’environnement. Ensuite, cet article indique clairement que le montant de l’indemnité est « calculé par une commission dont la composition est fixée par décret et où les intéressés sont représentés ». Et l’Etat de prévenir qu’ « aucune indemnité d’aucune sorte ne sera payée aux personnes s’installant sur la surface en cause après l’arrêté municipal ou la décision préfectorale » (cf. art. 23 Décret n°187 sur la limitation des droits fonciers). Inutile donc de jouer au petit malin. En plus de cela, toute tentative d’une double indemnisation sera vaine : «  Considérant qu’en conséquence de tout ce qui précède, T.U et autres sont mal fondés à réclamer réparation à Eif-Oil alors que le déguerpissement est le fait de la Mairie ; si Eif-Oil était bénéficiaire du terrain litigieux, les occupants des lieux avaient été en son temps dédommagés ; qu’il convient de les débouter purement et simplement de leur demande. » (Cour d’Appel de N’Djamena, Chambre civile, répertoire n°118 du 25/02/2000). Une décision sans équivoque qui met fin au processus du déguerpissement, une fois l’indemnisation versée par l’autorité publique!

Pour aller plus loin , …

Toussaint A. Roasngar, L’accès à la terre au Tchad, CEFOD, 2008, P. 68

D. Houdeingar, Les Conflits d’usage entre principe de coexistence et principe de responsabilité, Communication tenue aux Rencontres Lascaux– 8 & 9 juin 2009

MINGAR Monodji Fidel

1 Commentaire

  1. Nous vous remercions de votre brillante analyse dont nous souscrivons entièrement à la démarche et à la méthode. Toutefois, nous relevons une certaine prudence de votre part quant à l’incompétence de droit du Président de la République à prendre un acte autorisant le déguerpissement. Vous estimiez qu’en dépit du fait que le Président de la République « n’est pas l’autorité statutairement compétente » pour prendre une décision autorisant le déguerpissement « rien ne l’interdit aussi de le faire ». C’est alors qu’il y a une sorte de paradoxe dans le raisonnement.
    En effet, en matière administrative, la compétence est une attribution de droit. Dès lors, si le législateur n’a pas doté une autorité des attributions lui permettant de décider d’une situation, tout acte pris par cette autorité est frappé d’illégalité pour l’incompétence de l’auteur de l’acte et ouvre voie à un recours pour excès de pouvoir. Or, l’article 23 du décret n°187 d’août 1967, a listé limitativement les autorités habilitées à prendre des actes autorisant le déguerpissement. Dès lors, et considérant que le juge de l’excès de pouvoir sanctionne trois types d’incompétence dont l’incompétence ratione materiae, l’incompétence ratione loci et l’incompétence ratione temporis, on peut en déduire que le Président de la République est dans l’illégalité complète des cas de recours pour excès de pouvoir.
    Merci!

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