Interview de Mme Catherine Araujo Bonjean, Chargée de Recherche au CNRS, Directrice Adjointe du CERDI

Mme Catherine ARAUJO BONJEAN

Tchad Eco : Pouvez-vous vous présenter Mme?

CA.: Catherine Araujo Bonjean, Chargée de Recherche au CNRS, Directrice Adjointe du CERDI, co-responsable du Master Gestion de la Politique Economique, spécialiste des questions agricoles.

Tchad Eco : L’agriculture est considérée comme un moteur du développement économique. Quels sont les mécanismes sous-jacents ?

C.A. : Selon les thèses anciennes de l’économie du développement, la croissance du secteur agricole est la condition nécessaire pour enclencher le processus de transition vers une économie industrialisée moderne. En effet, dans les pays aujourd’hui industrialisés, l’augmentation de la productivité agricole consécutive à des innovations technologiques a permis de transférer des capitaux et de la main d’œuvre, de l’agriculture vers l’industrie tout en maintenant des prix alimentaires bas. Manifestement, ce processus de développement, par transfert de surplus de l’agriculture vers l’industrie, ne s’est pas mis en place dans les pays d’Afrique au Sud du Sahara malgré l’importance des prélèvements opérés sur l’agriculture. Le secteur agricole au sens large – inclut les secteurs de l’élevage, de la pêche et de la foresterie – reste aujourd’hui encore le premier secteur d’activité en termes de création de valeur ajoutée et d’emploi. Néanmoins, si l’agriculture n’a pas joué, jusqu’à présent, le rôle moteur escompté, le développement agricole doit rester une priorité pour ces pays. Des études récentes ont montré que la croissance du secteur agricole, qui concentre les ménages les plus pauvres, a un plus fort impact en termes de réduction de la pauvreté que le secteur industriel. C’est d’autant plus vrai lorsque, comme au Tchad, le secteur industriel est composé d’industries extractives dont la croissance est, en règle générale, moins favorable aux pauvres.

Tchad Eco: Quels sont les défis auxquels est confrontée l’agriculture dans les pays Africains ?

C.A. : En Afrique, comme dans le reste du monde, l’agriculture, ou plutôt les agriculteurs, se trouvent aujourd’hui confrontés à trois défis : assurer la sécurité alimentaire d’une population de plus en plus nombreuse et urbanisée, s’adapter aux conséquences du changement climatique et contribuer à l’atténuation du changement climatique. Relever ces 3 défis qui correspondent aux objectifs fixés par le « Programme de développement durable à l’horizon 2030 » des Nations Unies et l’accord de Paris sur le climat, implique une transformation  profonde des systèmes alimentaires partout dans le monde y compris en Afrique. Ces systèmes doivent être plus efficaces en termes d’utilisation des ressources et d’émission de gaz à effet de serre, afin de produire plus et de façon durable. Relever ces défis est une nécessité absolue pour l’Afrique, notamment pour les pays sahéliens, qui font face à une croissance démographique très forte, à une urbanisation grandissante, à une dégradation des ressources naturelles (sols, eaux, forêts…), où les effets du changement climatique se font déjà sentir et pourraient s’aggraver dans les prochaines années (modification du régime des pluies, fréquence et sévérité accrues des évènements climatiques extrêmes etc.). En résumé, il s’agit de développer une agriculture « climato-intelligente » qui réponde aux objectifs liés de sécurité alimentaire et de durabilité.

Tchad Eco : Face au défi de la sécurité alimentaire dans les pays Africains, quelles politiques préconisez-vous ? De quelle manière le secteur privé pourrait-il être impliqué ? Pensez-vous qu’il faille orienter les stratégies nationales vers les cultures de rentes (coton, etc.) ou plutôt les cultures vivrières ?

C.A. : Comme je le disais, on ne peut pas aujourd’hui dissocier l’objectif de sécurité alimentaire des deux autres objectifs d’adaptation et d’atténuation du changement climatique. Certes l’objectif prioritaire est toujours de produire plus mais d’une façon qui soit durable sur le plan économique, social et environnemental. Pour amener des millions de producteurs à adopter de nouvelles pratiques il faut agir à la fois sur les incitations, les institutions et l’investissement. Typiquement, l’adoption de meilleures pratiques agricoles est freinée par un système de prix peu incitatif voire défavorable du fait de politiques fiscales, budgétaires, et commerciales inadaptées qui entretiennent des pratiques non durables. Elle est aussi freinée par la défaillance de certaines institutions : défaillance du marché du crédit et de l’assurance, défaillance du cadre juridique se traduisant notamment par une mauvaise définition des droits de propriété et une insécurité foncière, défaillances des systèmes d’information, défaillance des services publics (recherche, vulgarisation, …). L’agriculture africaine souffre aussi d’un sous-investissement chronique se traduisant par un manque d’infrastructures (réseaux routier et électrique, systèmes d’irrigation, etc). Les pouvoirs publics doivent donc créer un environnement favorable à l’investissement et aider les petits producteurs à innover en couvrant les pertes initiales et les risques associés à l’innovation. Des partenariats avec les investisseurs privés sont à rechercher. C’est déjà le cas dans beaucoup de pays notamment pour l’aménagement des terres et la création d’infrastructures en milieu rural.

Vous posez la question, récurrente, du bienfondé d’un développement de l’agriculture basé sur l’exploitation des avantages comparatifs et la spécialisation dans la production de cultures dites de rente, c’est-à-dire exportées sur les marchés internationaux. Les flambées des prix des produits alimentaires sur les marchés internationaux en 2008 et 2011 ont montré, en effet, les limites du marché et rappelé que la dépendance vis-à-vis des importations entraine une vulnérabilité des économies face à ce type de choc. Plus généralement, on se rend compte aujourd’hui, que les bénéfices de la spécialisation ont été surestimés et, retour de balancier oblige, l’heure est maintenant à la diversification. D’une façon générale, si un système spécialisé permet d’exploiter des économies d’échelle, il est aussi plus vulnérable aux risques, risque sanitaire dans un système d’élevage, risque de prix ou climatique dans un système de production végétale. Autrement dit, pour reprendre des termes en vogue, la diversification est un facteur de résilience. Il y a donc un équilibre à trouver entre les différents types de productions, cultures de rente ou tournées vers le marché intérieur. L’erreur serait de revenir à des stratégies de développement autocentré visant à l’autosuffisance alimentaire.

Tchad Eco : L’industrie agroalimentaire est vue comme une réponse potentielle à la pauvreté dans les pays Africains ? Quels sont les défis auxquels sont confrontés ces pays pour la promotion de cette industrie ?

C.A. : Effectivement, le développement de l’agro-industrie doit être encouragé. Les industries de transformation étant généralement installées au plus près des zones de production, ce sont des sources d’emploi et de revenu en milieu rural potentiellement très importantes. La transformation crée de la valeur ajoutée et permet de gagner de nouveaux marchés, régionaux ou internationaux. Toutefois, les obstacles au développement de l’agro-industrie sont nombreux. Outre toutes les difficultés rencontrées par n’importe quel industriel dans un pays en développement, s’ajoutent pour celui qui souhaite investir dans l’agro-industrie, des difficultés liées à l’éloignement et au sous-équipement des zones rurales. Cela signifie des difficultés d’accès à l’énergie électrique, à l’eau potable, des pertes de produit dues au mauvais état des routes et des pistes, un manque de main d’œuvre qualifiée etc. Toutes ces difficultés se traduisent par des coûts supplémentaires qui grèvent la compétitivité des produits transformés. Un autre défi, extrêmement important et difficile à relever, est celui de la qualité, en particulier de la qualité sanitaire des produits. Le degré d’exigence des consommateurs en termes de qualité tend à augmenter avec le taux de transformation du produit. Cela se traduit par la nécessité de respecter des normes d’autant plus strictes que les produits sont destinés aux marchés extérieurs.

Tchad Eco : Les pays du sahel sont durement touchés par le changement climatique avec des conséquences énormes en termes de sécurité. Quelles sont les stratégies d’adaptation pour cette région ?

C.A. : Les pays sahéliens sont particulièrement vulnérables aux effets du changement climatique. Hausse des températures, déficits pluviométriques plus fréquents, fréquence accrue des événements extrêmes etc. Si dans certaines régions du globe le changement climatique devrait, à court terme, avoir des effets plutôt positifs sur les rendements agricoles, dans les régions intertropicales on attend au contraire une baisse des rendements des productions végétales et animales, l’apparition de nouveaux risques et/ou la multiplication de risques existants (ravageurs des cultures, épizooties etc).

Face à ces changements les agriculteurs devront s’adapter pour ne pas disparaitre. Renforcer la capacité d’adaptation, composante essentielle de la résilience, des producteurs est au centre des préoccupations d’organisations internationales telles que la FAO. Cela signifie non seulement, de permettre aux agriculteurs de récupérer après un choc comme une sécheresse, mais aussi de transformer leurs exploitations pour les adapter aux changements structurels de leur environnement tels qu’une pluviométrie durablement moins élevée.

Il existe de nombreuses réponses techniques qui varient selon le contexte et passent par l’adoption de nouvelles pratiques telles que l’utilisation de variétés résistantes à la sécheresse, la diversification des systèmes de production qui peut prendre la forme de systèmes agro-forestiers ou de systèmes intégrés de cultures et d’élevage. Ces systèmes diversifiés peuvent être à la fois mieux adaptés sur le plan climatique et environnemental et plus rémunérateurs donc plus résilients. Mais renforcer la résilience des agriculteurs passe aussi et surtout par la mise en place d’instruments de gestion des risques (assurance climatique, banques d’aliments pour le bétail, etc) et de filets de protection sociale (aides en espèces, repas scolaires, …). Ces filets de protection permettent d’éviter la décapitalisation des exploitations après la survenue d’un dommage et aux ménages de s’enfermer dans des stratégies de survie peu productives.

Il faut aussi être conscient du fait que tous les petits agriculteurs ne pourront pas s’adapter, parce que les systèmes de production déjà fragiles ne pourront pas supporter des conditions climatiques plus difficiles. Pour ces agriculteurs, la migration saisonnière ou permanente en dehors du secteur agricole sera la seule issue. Les pouvoirs publics doivent s’y préparer et agir de façon coordonnée avec les communautés locales, régionales et internationale. Les phénomènes en jeu sont planétaires, les réponses ne peuvent pas être seulement locales.

Tchad Eco : Les Organismes Génétiquement Modifiés (OGM) ont été considérés comme une réponse à l’insécurité alimentaire dans les pays Africains. L’échec dans l’utilisation des OGM au Burkina Faso montre à juste titre la faible adhésion à ces cultures. Selon vous, les OGM sont-ils un poison à retardement ou une solution miracle au défi alimentaire dans les pays Africains ?

C.A. : Question très complexe mais qui dans le cas du coton Bt au Burkina Faso se ramène finalement à un calcul économique assez simple. Si les producteurs de coton se sont désengagés de la filière OGM ce n’est pas pour des raisons liées à une éventuellement dangerosité de ces produits pour la santé, qui préoccupent beaucoup le consommateur occidental, ni pour se libérer de la dépendance vis-à-vis d’un fournisseur de semences en situation de monopole, mais pour des raisons de rentabilité. En effet, la rentabilité de ce type de coton s’est avérée très faible voire négative pour plusieurs raisons : des itinéraires techniques exigeants pour les cotonculteurs, des économies plus faibles que prévues sur l’utilisation des phytosanitaires, une dégradation de la qualité de la fibre et le coût élevé des semences que le producteur doit acheter tous les ans à la société qui en détient le brevet. Autrement dit, le coton transgénique n’a pas tenu toutes ses promesses économiques, constat qui s’applique aussi à d’autres plantes génétiquement modifiées (maïs, soja notamment) à travers le monde. Pour autant, il ne faut pas «jeter le bébé avec l’eau du bain » et s’interdire définitivement de recourir aux OGM, surtout au regard des trois défis qui nous attendent. Je crois qu’il faut rester pragmatique et garder une approche au cas par cas.

Tchad Eco : Le concept d’« Appellation d’Origine Protégée » a été conçu pour protéger les agriculteurs dans les pays développés. Que cela signifie et pensez-vous que ce concept est applicable aux pays Africains ? Sinon quelles en sont les contraintes et existerait-il quelques cas d’écoles sur le continent ?

CA. : En Europe, l’Appellation d’Origine Protégée (AOP) est un signe d’identification qui protège le nom du produit dans toute l’Union européenne. Il sert à protéger la dénomination d’un produit dont les principales étapes de production sont réalisées en utilisant un savoir-faire reconnu, dans une aire géographique donnée, un terroir, qui donne ses caractéristiques au produit. L’Indication géographique protégée (IGP) est également un signe d’identification européen qui désigne des produits agricoles, bruts ou transformés, dont les caractéristiques (qualité, réputation, etc) sont liées à la zone géographique dont ils sont issus. L’IGP garantit au consommateur, l’origine du produit et les caractéristiques inhérentes à ce lieu d’origine.

Depuis 2013, l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI) délivre des IGP. Aujourd’hui trois produits d’Afrique au subsaharienne sont protégés par une IGP : le poivre de Penja (Cameroun), le miel blanc d’Oku (Cameroun) et le café Ziama de Macenta (Guinée). Ce label, permet de mieux valoriser le produit sur les marchés extérieurs. C’est donc intéressant pour les producteurs qui en tirent des revenus plus élevés. Mais il faut voir que les marchés visés par ce type de produits sont des marchés  de « niche ». Les IG couvrent des aires géographiques limitées et les volumes qui peuvent être vendus sous ce label sont nécessairement restreints. En plus, les filières labélisées supportent des coûts plus élevés liés au respect des normes et des modes de production ce qui fait qu’au total la rentabilité des production n’est pas toujours assurée. Bref, il faut encourager ce type de label qui localement peut avoir des effets très positifs sur les populations mais ne pas surestimer les retombées positives.

Tchad Eco : votre mot de la fin madame ?

C.A. : Pour finir, je voudrais rappeler le rôle essentiel des femmes dans le secteur agricole et la lutte contre l’insécurité alimentaire. Les femmes en milieu rural sont au cœur du système alimentaire en assurant une grande partie, voire l’essentiel, de la production, de la transformation et de la commercialisation des produits agricoles, ainsi que la préparation des aliments pour les membres de la famille. Elles rencontrent pourtant d’énormes difficultés pour accéder aux facteurs de production (terre, crédit, matériel et outillage, intrants, etc), à l’éducation, à la formation professionnelle et sont souvent exclues du processus de décision. Elles sont aussi les premières victimes de la dégradation de l’environnement et des conditions de vie en milieu rural qui pousse les hommes à migrer alourdissant ainsi le fardeau de la collecte de l’eau et du bois et des travaux agricoles. Aussi, le combat pour le développement ne pourra être gagné sans un engagement ferme des pouvoirs publics à donner aux femmes les moyens de s’affranchir des contraintes économiques, juridiques et sociales qui pèsent sur elles.

Interview réalisée par Dr. Aristide MABALI

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