Gros plan : Peut-on compter les poussins avant l’éclosion ?

Station de pompage sur le champs pétrolier de Badila au sud du Tchad exploité par Glencore

Le ficelage du projet pétrole tchadien, articulé autour de l’arsenal juridique dont la principale armature est la loi 001/PR/1999, était qualifié à son temps de modèle pour un pays en développement par la Banque mondiale. Cette loi, originale pour un pays en développement disons-le, a tenté de répondre à la question que l’économie politique se pose il y a belle lurette, à savoir comment faire du couple pétrole développement un bon ménage dans les pays en développement ? En d’autres termes, quels instruments mettre en œuvre pour réduire le risque de la malédiction des ressources naturelles ?

Station de pompage sur le champs pétrolier de Badila au sud du Tchad exploité par Glencore
Station de pompage sur le champs pétrolier de Badila au sud du Tchad exploité par Glencore

Cette loi est conçue pour répondre à cette préoccupation. Elle combinait à quelques différences près tous les modèles d’allocation de revenus des ressources naturelles. En effet, elle prévoyait que 90% des ressources directes (dividendes et redevances) soient allouées comme suit: 80% destinées au financement des dépenses relatives aux secteurs prioritaires (santé, éducation, développement rural, … ), 15% pour couvrir les dépenses de fonctionnement et d’investissement courants de l’Etat et 5 % aux collectivités décentralisées de la région productrice conformément aux dispositions de l’article 211 de la Constitution. Le reliquat (10%) est destiné aux générations futures afin d’assurer l’équité intergénérationnelle. La pièce manquante du puzzle est le mécanisme de stabilisation macroéconomique. Heureusement, là encore, le décret 239/PR/MEF/03, portant mise en place du mécanisme de stabilisation des dépenses financées au moyen des revenus pétroliers dont l’objectif est d’éviter la procyclicité de la politique budgétaire, a tenté de pallier cette insuffisance.

Malheureusement, on ne peut pas compter les poussins avant l’éclosion. En effet, tout concorde à dire que les nobles objectifs assignés au projet pétrole tchadien ne sont pas atteints. Les modifications subies par cette loi, la suppression des 10% alloués aux générations futures, la mauvaise conjoncture économique et les indicateurs de pauvreté et de gouvernance tendent à corroborer ce fait. Certainement, une pièce maitresse du puzzle n’a pas été prise en compte. Et à notre avis, c’est sans doute la QUALITE DES INSTITUTIONS. Là n’est pas la quintessence de nos propos. Nous comptons plutôt présenter les mécanismes qu’offre la littérature économique pour se prémunir du risque de la malédiction des ressources naturelles.

L’économie politique offre trois principaux instruments, non tous exclusifs et sous certaines hypothèses, pour se prémunir de ce risque : (i) l’utilisation du budget de l’Etat, (ii) les fonds souverains et (iii) la distribution directe des revenus issus de l’exploitation des ressources naturelles (Moss, 2011).

De l’utilisation du budget de l’Etat

Le budget de l’Etat est un instrument puissant de lutte contre la pauvreté. Les revenus des ressources naturelles en relaxant la contrainte budgétaire des Etats, accroît leur espace budgétaire et offre de ce fait une opportunité cératine d’implémenter des politiques anti-pauvretés. L’idée centrale repose sur le fait que le gouvernement utilise les rentes pour fournir des biens et services publics. Ce point de vue est compatible avec le concept de la soutenabilité faible des économies riches en ressources naturelles épuisables (Hartwick, 1977; Sikod et al., 2013) qui voudrait que le stock de capital naturel soit transféré aux générations futures sous forme d’autres types de capitaux (humain, physique, …). C’est le modèle qui a été empiriquement observé dans la plupart des pays riches en ressources naturelles (Lane et Tornell, 1995).

Pour le Tchad, la définition des secteurs prioritaires obéit à cette logique. Sur la période 2004-2012, plus de 771 milliards de FCFA, soit près de 53,5% des revenus directs du pétrole que l’Etat a engrangés sur la même période. Une part, certes en dessous de ce qui est prévu par les textes, mais qui représente une somme non négligeable dans un pays où le budget de l’Etat dépassait à peine les 250 milliards de FCFA avant l’ère pétrolière. Malgré la priorité accordée au budget pour faire du pétrole une bénédiction, la situation socioéconomique de la population est peu reluisante. Le taux de pauvreté qui est passé de 55% à 47% entre 2003 et 2011, reste un des taux les plus élevés du monde. Le rang peu reluisant occupé par le pays sur la base des indicateurs de développement humain (santé, éducation, espérance de vie) suggèrent le peu de résultats de l’utilisation du budget de l’Etat sur la vie des tchadiens.

Il faut relever que le Tchad n’est pas le seul pays en développement, même cela n’est pas une excuse, a échoué à faire de son budget un instrument de réduction de la pauvreté. Ce modèle n’est pas tenable en raison de la non prise en compte de la pièce maitresse du puzzle, notamment la QUALITE DES INSTITUTIONS. L’utilisation du budget de l’Etat à des fins de lutte contre la pauvreté n’est vertueuse que si les institutions sont solides. Ce qui permet d’améliorer la qualité des dépenses publiques (éviter les éléphants blancs et la corruption dans la passation des marchés publics), d’éviter la procyclicité de la politique budgétaire (fausser les calculs économiques et générer des tensions inflationnistes) et d’implémenter des projets de développement en mesure d’agir significativement sur le niveau de la pauvreté.

De la constitution des fonds souverains

Les fonds souverains sont souvent présentés comme un instrument vertueux de gestion des rentes des ressources naturelles, visant à réduire l’impact de la volatilité des cours des matières premières sur l’économie, à réduire la tendance procyclique de la politique budgétaire et à favoriser une gestion plus transparente de la rente (Aoun et Boulanger, 2015). Les fonds souverains sont des fonds d’investissement publics à long terme sans passif exigible. Ils s’opèrent soit par des prises de participation (souvent minoritaire et diversifiée) dans les sociétés à l’étranger soit à des placements à long terme dans les banques étrangères, soit encore à des prises de participation dans des sociétés domestiques à des fins de développement. Ces fonds sont d’actualité en raison de la tendance vertigineusement baissière des cours des matières premières et ce compte tenu de leur rôle stabilisateur sur l’économie.

Le FMI (2008) retient cinq principaux objectifs assignés aux fonds souverains : (i) accumuler une épargne nationale à long terme ; (ii) servir à stabiliser l’économie nationale, (iii) contribuer au financement d’une dépense future (retraite…), (iv) favoriser le développement économique et (v) réduire le coût d’opportunité de la détention de réserves de change excédentaires. Toutefois, ces objectifs peuvent être regroupés en deux selon la typologie la plus opérationnelle qui repose sur l’origine des ressources à partir desquelles ils ont été créés : (i) les fonds commodity, créés essentiellement dans les pays exportateurs de matières premières et (ii) tous les autres fonds basés sur un excédent de réserves de change, ceux issus de recettes de privatisation, de dons, etc. (Raymond, 2010). Les fonds commodity ont pour vocation de lutter contre la «malédiction des ressources naturelles ». Le placement à l’étranger d’une part des revenus pétroliers via un fonds souverain réduit la demande intérieure, diminue les tensions inflationnistes et freine ainsi l’appréciation réelle de la monnaie nationale. Ils permettent d’éviter un risque de surchauffe de l’économie nationale en assurant l’adéquation entre la capacité d’absorption de l’économie et la masse monétaire.

L’objet des fonds de stabilisation macroéconomique est qu’ils protègent les revenus du pays (les recettes budgétaires) contre les variations conjoncturelles des prix des ressources exportées. Les effets néfastes de la volatilité des cours des matières premières sur les pays et surtout les ménages pauvres ont requis l’unanimité dans la littérature empirique sur la question (voir Guillaumont et al., 2006 pour les effets de ces volatilités sur la survie des enfants dans les pays en développement). Ces fonds ont un effet stabilisateur sur l’économie nationale car lorsque l’économie subit un choc négatif (baisse des cours des matières premières), elle fait recours à ce fonds, en situation d’un choc positif (hausse des cours des matières premières), le pays épargne l’excédent des recettes. Exemple, l’ancien Fonds de stabilisation de la Fédération de Russie dont la mission était d’épargner durant les années où le prix du pétrole dépassait 27 dollars, afin de pouvoir contribuer au financement du budget fédéral en cas de baisse de prix sous ce seuil.

Les fonds souverains permettent aussi d’assurer l’équité intergénérationnelle. Plusieurs fonds pour les générations futures sont identifiés : les Émirats Arabes Unis avec l’Abu Dhabi Investment Authority (ADIA) ou la Russie avec le National Wealth Fund, etc. La réussite du fonds souverain Norvégien est un cas d’école qui nécessite une présentation.

Clin d’œil: Le fonds souverain norvégien, une réussite sans précèdent !

Le fonds souverain norvégien (ou Government Pension Fund-Global) a été identifié dans la littérature économique comme une réussite sans précédent. Représentant 26 % en 2000 puis plus de 90 % du PIB norvégien en 2008, ce fonds a remplacé en 2006 le Government Petroleum Fund dont la date de création remonte en 1990. Ce qui fait de ce fonds, en juillet 2014, le premier fonds souverain au monde par montant de capitalisation, avec des actifs de 878 milliards de dollars.

Ce fonds visait un double objectif : (i) se couvrir contre le risque de déclin de la production pétrolière et (ii) d’assurer une source de revenus supplémentaires avec l’augmentation des départs en retraite de la génération du baby-boom. Il contribue annuellement au budget de l’État à hauteur de 4 % de ses retours sur investissement. La gestion opérationnelle du fonds norvégien a été confiée à la Banque Centrale norvégienne.

La gestion de ce fonds est prudente en raison de son profil à la fois défensif et diversifié, limitant les participations à moins de 5 %. Les investissements sont effectués exclusivement à l’étranger, principalement en Europe. En 2013, le fonds norvégien investissait 61.5 % dans les actions, 37 % dans les titres obligataires et 1 % dans l’immobilier. La gestion obéit à des règles relativement strictes en termes d’éthique avec une stratégie d’investissement socialement responsable. Ce fonds est l’un des facteurs de la relative stabilité du cours réel de la couronne norvégienne. En effet, en dépit de la très forte hausse du prix du pétrole sur la période allant du 4ème trimestre 2001 au 2ème trimestre 2008, le cours de la couronne norvégienne est resté stable. L’idée est que la prise de participation à travers le fonds souverains permet d’éviter les tensions inflationnistes qui sont susceptibles d’apprécier la monnaie nationale.

Les performances du fonds norvégien sont assurées par leur fort degré de transparence et de la clarté des objectifs qui lui sont assignés. Le fonds fait l’objet d’un rapport trimestriel et annuel. Le rapport annuel, publié en anglais et en norvégien, est public, contrairement au rapport trimestriel à usage interne. Ses comptes sont vérifiés par la branche audit de la banque centrale norvégienne elle-même.

La transparence et la gouvernance du fonds norvégien sont unanimement saluées. Ce modèle n’est donc pas aisément transposable dans des pays n’ayant pas la même tradition démocratique ni les mêmes institutions.

Source : Aoun et Boulanger, 2015 et Site internet de Norges Bank Investment Management

Les fonds souverains tchadiens

Le premier fonds souverain tchadien, Fonds pour les Générations Futures, résulte de la loi 001/PR/1999 qui, rappelons-le, était une conditionnalité pour l’exploitation du pétrole tchadien. Les autorités tchadiennes ont eu à invoquer des «menaces présentes sur les générations futures» (ie la rébellion dans l’Est) pour exiger, en décembre 2005, l’utilisation immédiate des fonds destinés auxdites générations et ajouter la défense du territoire aux secteurs prioritaires. Après une modification de la loi 001/PR/1999, cette réaffectation de l’argent du pétrole à l’effort militaire aura été l’objet de la bisbille entre le gouvernement tchadien et la Banque mondiale. Cette dernière reprendra sa coopération 9 mois après la rupture de relation avec le pays.

Sous l’impulsion, une nouvelle fois de la Banque mondiale, le décret 239/PR/MEF/03, portant mise en place du mécanisme de stabilisation des dépenses financées au moyen des revenus pétroliers a été adopté le 1er juillet 2003. D’après l’article 10 de ce décret, lorsque les revenus pétroliers directs effectifs sont inférieurs de plus de 20% aux revenus pétroliers directs de référence pendant plus de trois mois consécutifs, le cadrage macroéconomique et le cadre des dépenses à moyen terme sont révisés, et le programme de dépenses ajusté en conséquence. Profitant du boom pétrolier en 2007-2008, le fonds de stabilisation n’était opérationnel qu’à partir de cette année. Ainsi, en 2007, 4 milliards de FCFA, soit 3,03% des revenus directs du pétrole, puis plus de 18 milliards de FCFA, soit 7,65% des revenus directs du pétrole en 2008, ont alimenté ce compte. La chute du prix du pétrole à partir de 2009 amorce la désépargne sur le fonds de stabilisation. Il représente un solde négatif de 15 milliards de FCFA en 2009. En 2012, le solde de ce compte est nul. La mauvaise conjoncture actuelle doit interpeller le pays sur l’importance des fonds de stabilisation.

De la distribution directe des revenus des ressources naturelles

Il existe des travaux relativement récents qui soutiennent une distribution directe des rentes à travers des transferts de cash aux populations (Birdsall et Subramanian 2004; Moss et Young 2009; Gelb et Grassman 2009; Segal 2009). L’exemple le plus cité est le Programme de transfert de cash de revenus pétroliers en Alsaka (Alaska Permanent Fund Corporation). L’hypothèse sous-jacente est que les transferts de cash sont plus efficaces que les dépenses publiques (Morley and Coady 2003). L’idée est que ces transferts affectent directement le niveau de revenus des ménages et sont susceptibles de réduire leur pauvreté. Dans ce contexte, le financement des biens et services publics est assuré par les recettes fiscales car le potentiel fiscal des ménages aurait augmenté avec leur niveau de revenus. Aussi, ce modèle est perçu comme un instrument de responsabilisation des décideurs publics qui doivent rendre compte de l’utilisation des recettes fiscales et ce selon le principe de «no representation without taxation» (Tilly, 1975). L’implémentation de ces programmes peut engendrer un certain nombre de problèmes tels que les coûts administratifs élevés qu’ils génèrent, l’aléa moral et le paternalisme dont peuvent faire preuve ses bénéficiaires.

Recommandations de politique économique

Leçon 1: Vivement un fonds de stabilisation macroéconomique! La conjoncture actuelle, obligeant l’organisation d’un séminaire gouvernemental sur la mobilisation des ressources propres, doit interpeller les autorités sur le rôle stabilisateur d’un fonds souverain. L’échec du fonds de stabilisation créé en 2003 suggère le respect des conditions d’efficacité des fonds souverains issus des principes de Santiago (2008): (i) indépendance des pouvoirs politiques (entre l’Etat actionnaire et le gestionnaire du fonds) ; (ii) objectifs clairement définis, (iii) transparence sur la stratégie du fonds et (iv) bonne gouvernance interne du fonds.

Leçon 2 : Quels instruments pour le Tchad ? Il n’existe, malheureusement, pas une potion magique à proposer pour faire du tandem pétrole-développement une réalité dans un pays en développement comme le nôtre. En plus des instruments qu’offre la littérature économique, une politique volontariste en faveur du développement du pays s’impose pour nos plus hautes autorités. Prendre conscience que le caractère épuisable du pétrole n’est pas un discours universitaire ni un mythe et qu’il faut agir sans vergogne au risque se de heurter à l’iceberg qui n’est plus loin. Bien que la qualité des institutions ait la vertu de faire du pétrole une bénédiction, ce sont d’abord les hommes et femmes qui construisent des institutions solides.

Aristide MABALI

 

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