Gros Plan : Le foncier est-il un capital mort au Tchad ?

Plantations agricoles au Mozambique source: grain.org

L’une des principales caractéristiques des économies en développement (PED) est la prédominance des maisons bâties sur des terrains sans titre de propriété, des entreprises non déclarées, des industries installées hors de la vue des financiers et des investisseurs (De Soto, 2003). Bien que les économies dites développées aujourd’hui connaissent ces phénomènes d’« informalité » dans une proportion relativement moindre, leur processus de développement a été marqué pendant longtemps par l’absence de propreté formelle, suggérant qu’il ne s’agit pas d’une originalité PED. En effet, aux Etats-Unis, le Président George Washington se plaignait, en 1783, des « banditti qui raflent ce que le pays a de meilleur aux dépens du plus grand nombre. » Ce terme banditti désignait les squatters et les petits entrepreneurs illégaux installés sur des terrains qui ne leurs appartiennent pas.

Plantations agricoles au Mozambique source: grain.org
Plantations agricoles au Mozambique source: grain.org

A l’absence de propriété formelle, les biens ne peuvent avoir une vie économique parallèle en dehors de leur existence matérielle. Tout changement de propriété des biens ne peut se faire en dehors du cercle de personnes qui se connaissent et se font mutuellement confiance.

Ce qui est une entrave majeure à l’efficacité économique car ces biens ne peuvent servir à garantir des emprunts, ni à servir d’apport en nature lors d’un investissement. Banfield souligne la prédominance des relations familiales dans les échanges commerciaux pour expliquer le sous-développement de l’Italie du sud des années 1950, comparé au nord, car le développement des marchés nécessite une confiance mutuelle en dehors du cercle familial. Un mécanisme qui permet aux propriétaires des biens d’y extraire une vie économique est un instrument puissant de réduction de la pauvreté, surtout dans les milieux ruraux. Cela soulève naturellement la question de savoir pourquoi certains ont réussi à faire intégrer le système extralégal, qui représentait la majorité écrasante de la population, dans l’économie formelle, et pas d’autres ? Autrement dit, il s’agit de savoir comment transformer ces possessions (terres, maisons, entreprises non déclarées, etc.) en un capital susceptible de produire de valeur supplémentaire ? Il serait d’une absurdité inouïe, une erreur classique malheureusement, de vouloir expliquer cela par des différences culturelles ou congénitales compte tenu de l’hétérogénéité au sein des pays qui ont réussi d’une part, et ceux qui n’ont pas réussi d’autre part ce processus. Les tentatives de réponses à ces questions ont conduit Soto a parlé du « mystère du capital ».

Qu’est-ce qu’un capital ?

Initialement, le mot capital désignait la « tête de bétail » en raison de sa capacité à produire de richesse au-delà de la viande et du lait qu’il fournit. Parlant du capital, Marx disait qu’il faut dépasser le physique pour atteindre « la poule aux œufs d’or », soulignant à juste son importance. Smith et Marx suggèrent que le capital est le moteur de l’économie de marché. L’idée principale est liée au mécanisme qui permet d’extraire une vie économique d’un bien ou d’une propriété au-delà de son existence matérielle, et donc de faire de ce bien une source de valeur supplémentaire. Cette définition est compatible avec celle couramment utilisée qui consiste à considérer le capital comme la partie des biens d’un pays qui est à l’origine de production et de l’augmentation de la productivité. Il est primordial de noter que le capital n’est pas le stock de biens accumulés, mais le potentiel de production nouvelle qu’il contient. L’extrait de ce potentiel fait intervenir non seulement du travail, mais également de l’ingéniosité du fait que le capital est la partie immatérielle du bien, donc pas visible au premier regard.

Pour illustrer cela, nous considérons le cas d’une terre qui, en dehors de son aspect physique, pourrait être utilisée comme une ferme par son propriétaire, exploitée par une tierce personne contre une rente, un collatéral pour un emprunt, un apport en nature lors d’un investissement, etc. L’aboutissement de ce processus de transformation ne profite non seulement à son propriétaire, mais également à l’Etat à travers les finances publiques. La valeur supplémentaire obtenue de la terre ne vient de la terre d’elle même, mais plutôt du processus d’origine humaine extrinsèque à la terre.

Il est paradoxal de constater que l’écrasante majorité des personnes considérées comme pauvres possèdent des terrains, des entreprises, bref des biens susceptibles de produire une valeur supplémentaire. J’insiste sur « susceptibles de produire une valeur supplémentaire » car c’est là où tout se joue ! En effet, ce que possèdent les pauvres n’est pas représenté de manière à produire une valeur supplémentaire. Ces possessions pourraient fournir un lien avec l’historique de crédit de leurs propriétaires, une adresse certaine pour le recouvrement des créances et des impôts, une base pour la mise en place de services publics fiables, un support pour la création de valeurs mobilières susceptibles d’être ensuite cédées et vendues sur des marchés secondaires. Qu’est-ce qui explique donc que les pauvres ne peuvent extraire une vie économique parallèle de leurs propriétés ?

Comment passer du physique à la « poule aux œufs d’or » ?

Il est unanimement admis que le capital est essentiel pour le développement d’un pays à travers sa contribution à la croissance économique. Toutefois, comment passer d’un bien à une représentation immatérielle pouvant apporter une valeur supplémentaire est une question cruciale de développement. La réponse se trouve dans ce que les économistes appellent les droits à la propriété. Selon Hobbes, l’état de nature est une situation sans droits de propriété où les ressources sont en accès libre. La conséquence immédiate de l’état de nature est la « tragédie des communs » (voir clin d’œil).

Les droits de propriété permettent de donner une vie économique parallèle au bien en ce sens où (i) ils donnent le droit d’utiliser le bien (usus), (ii) le droit de se défaire du bien en le donnant, vendant ou transmettant (Abusus) et (iii) le droit de faire fructifier le bien (Fructus). De ce fait, un droit de propriété est dit complet lorsqu’il vérifie les conditions suivantes : (i) exclusivité, (ii) transférabilité et (iii) sécurité. L’exclusivité signifie que le propriétaire de la ressource supporte l’ensemble des coûts et des bénéfices liés à l’usage du bien. Autrement dit, cette condition permet d’éviter la privatisation des bénéfices et la socialisation des coûts. La transférabilité quant à elle donne la possibilité au propriétaire d’obtenir une autre valeur de son bien au-delà de son existence matérielle.

Soto (2003) a étudié en détail les difficultés (démarches administratives, coûts variés, délais d‘attente) pour établir un droit à la propriété d‘un actif immobilier dans plusieurs PED. Il a montré que les coûts sont très élevés dans les pays à faible revenu. Il conclut que les PED ne manquent pas de capital, mais que le capital ne fructifie pas dans ces pays à cause d‘un manque de droits de propriété.

Clin d’œil : Tragédie des communs

L’origine des droits de propriété se trouve dans ce qu’on appelle la tragédie des communs. La tragédie des communs, expression de Garett Hardin (1968), évoque les conséquences néfastes d’une situation où il n’existe pas de droits de propriété sur une ressource naturelle (ressource en accès libre). Elle se traduit donc par une surexploitation de ladite ressource et l’épuisement complet de sa valeur. En effet, si une ressource est en accès libre, tout se passe comme si la préférence pour le présent des agents est infinie et cette préférence va pousser les agents à extraire le maximum possible de la ressource immédiatement sans se préoccuper de sa durabilité, conduisant à l’épuisement de la valeur de la ressource. Pour illustrer cela, l’auteur part d’un exemple relatif à la gestion d’un pré. Si chaque nouvelle vache que possède un berger lui rapporte beaucoup, il lui en coûte par ailleurs très peu en nouvelle nourriture puisque le coût de celle-ci est partagé entre tous les utilisateurs du pré. Il aura ainsi tout intérêt à maximiser le nombre de vaches qu’il possède puisqu’il ignore les coûts de cette opération, conduisant à la surexploitation et l’épuisement total des herbes. Malgré la prise de conscience de cette réalité, il y a, individuellement, toujours un intérêt à ajouter une vache supplémentaire dans le pré, même si l’arrivée de chaque vache supplémentaire nuit à la capacité de toutes les vaches de se reproduire.

Il ne faut pas confondre tragédie des communs avec bien communautaire. Le premier concept implique l’absence d’institutions pour réguler les biens, se traduisant par l’absence de droits privés, publics ou communs. Est-ce que ces droits de propriété vont naître naturellement ou est-ce que cela nécessite une intervention étatique ? Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, propose des arrangements institutionnels au niveau local. La contribution de la nobélisée consiste à dire que, ni une gestion étatique, ni un marché libre, ne permettent d’éviter la tragédie des communs. En effet, la tarification de ressources par le marché, même si elle restreint l’accès des petits joueurs par le mécanisme du prix, pourrait toujours conduire à la surexploitation par les plus gros joueurs. C’est pourquoi elle propose des arrangements institutionnels de petite taille impliquant directement les concernés par la ressource. Elle invite donc à ce que les communautés elles-mêmes s’organisent pour limiter l’utilisation des ressources qui les entourent afin d’établir un équilibre entre leur bien-être et leur soutenabilité. En d’autres mots et dans le contexte des PED, l’analyse d’Ostrom pointe vers une gouvernance décentralisée des ressources communes.

 

Les vertus des droits de propriété

L’économie marchande est fondée sur le respect des droits de propriété. La reconnaissance de la propriété formelle sur un bien permet à son détenteur d’en faire usage selon sa volonté et d’en extraire une vie économique. La propriété permet aussi de rendre les biens fongibles. Imaginer une maison, même s’elle constitue une unité indivisible dans le monde réel, elle pourra être subdivisée en un nombre quelconque de portions dans l’univers de la propriété formelle. Ou bien une usine qui est détenue par plusieurs personnes en raison de l’existence des représentations de la propriété.

La propriété formelle assure l’efficacité économique à travers la réduction des coûts de transaction. Un coût de transaction est un coût qui survient lors des échanges économiques. A l’absence de droit de propriété formel sur un bien faisant objet d’un échange économique, les parties doivent recourir à des mécanismes communautaires onéreux pour apporter la preuve de la propriété du bien. Ce qui rend coûteux les échanges, réduit le volume d’échanges et restreint les possibilités d’échanges dans un cercle de personnes se faisant mutuellement confiance. Imaginer une société caractérisée par l’absence d’un régime foncier « bien défini », comment les entreprises d’eau et d’électricité factureront les clients qui ne sont pas identifiés ?

Ainsi, nous comprenons que la propriété formelle assure la valeur économique des biens et tout citoyen peut accepter sans interrogations. Elle donne confiance et concourt à la sécurisation des transactions.

Endogénéité des institutions

L’établissement et le respect des droits de propriété résultent des choix des institutions qui ont cours dans un pays. Ensuite, il est admis que ces institutions proviennent soit de l’héritage colonial soit des choix collectifs. La première conception laisse peu de marge de manœuvre aux pays du moment où les institutions sont considérées comme exogènes et donc pas au contrôle des sociétés. Ainsi, la variation institutionnelle dans les ex colonies serait uniquement expliquée par l‘héritage colonial. La vue endogène des institutions considère que le choix des institutions résulte de la distribution des pouvoirs dans la société, entrainant coopération et coordination.

Cette deuxième conception des choix institutionnels est particulièrement intéressante dans le cadre de cette analyse et ce pour deux principales raisons. D’une part, l’héritage colonial n’est pas immuable. Ayant cela à l’esprit, la nécessité de se passer des institutions coloniales qui ont encore cours dans la plupart des ex colonies se pose avec acuité. Cet héritage colonial, occidental, est dans la plupart de cas de figure mal adapté à la réalité sociologique des PED. C’est particulièrement vrai en matière foncière. Ce non-respect du droit importé, en raison de son inadaptation, génère de l’insécurité juridique, des coûts de transaction extrêmement élevés et cela a pour conséquence de bloquer, ralentir l’accumulation productive. D’autre part, en faisant le parallèle avec les travaux d’Ostrom, cette conception des choix institutionnels suggère qu’il faut laisser émerger spontanément les droits de propriété. Elle souligne donc la nécessité d’incorporer les dispositifs communautaires imparfaits dans le cadre légal officiel de manière à diminuer l’insécurité juridique.

Le foncier au Tchad : un capital mort en raison de l’inadéquation des textes juridiques

De par sa superficie, le Tchad est un pays moins peuplé, mais qui en raison de la dégradation climatique avec son corollaire de désertification et sécheresse d’une part et la pression démographique d’autre part, l’accès à la terre devient une problématique majeure pour le pays. Les pratiques d’accès libre à l’utilisation des terres et d’autres ressources, résultat de droit de propriété mal défini, conduit à la tragédie des communs et à des tensions sociales. Le droit foncier formel au Tchad dont le cadre légal se trouve dans la loi n ° 23 du 22 Juillet 1967 reconnaît les trois principaux généraux des droits de propriété, à savoir l’exclusivité (propriété privée), la transférabilité et la sécurité (Furth, 1996). En plus, le code foncier, bien qu’obsolète, reconnaît les systèmes fonciers coutumiers et religieux. Ce dispositif légal semble donc, dans son esprit, à première vue assurer la représentation des terres dans l’univers du capital.

Malheureusement, dans la pratique, il est observé que ce texte ne permet pas aux propriétaires terriens de disposer d’un titre foncier formel, seul document pouvant non seulement prouver la propriété, mais également et surtout utiliser comme garantie dans tout échange économique portant sur la terre. En effet, le faible taux de détention de titres fonciers (voir la partie les Faits), symptôme de l’inadéquation de ce dispositif légal, présente de lourdes conséquences pour l’économie nationale. D’un côté, les propriétaires fonciers ne peuvent transformer leur possession en capital. Pourtant si cela était possible, de millions de pauvres Tchadiens ne seraient pas considérés comme tels. Ceci est d’autant vrai que la pauvreté est un problème rural au Tchad (52% en milieu rural contre 21 en milieu urbain et 82% de la population tchadienne vit en milieu rural, Banque mondiale, 2013). Il est unanimement admis que la frilosité des banques résulte, en grande partie, du niveau élevé de risque de non recouvrement des crédits compte tenu l’imbroglio juridique qui entoure la propriété foncière. Deux Tchadiens adultes sur sept ont accès à un service financier formel. Cette faible inclusion financière n’est pas sans conséquences sur la pauvreté des ménages car les pauvres doivent compter sur leurs faibles propres épargnes pour investir dans l’éducation et autofinancer leur investissement, ce qui les évince des meilleures opportunités d’investissement. Ce qui est susceptible de contribuer à la transmission intergénérationnelle de la pauvreté. Les différences colossales de prix des terrains dans les grandes villes du Tchad trouvent leur explication dans le faible taux de détention des titres fonciers. Ainsi, un libre accès au titre foncier, pourrait non seulement contribuer à maitriser les prix galopants des terrains, mais également réduire la pauvreté et les inégalités sociales. Enfin, l’accès à la propriété formelle est un instrument d’incitation à investir dans les terrains.

D’un autre côté, la prédominance de l’informalité foncière est une perte pour les finances publiques, surtout pour la soutenabilité des finances publiques en raison du caractère économiquement neutre et du fort potentiel fiscal de la fiscalité foncière.

Politiques économiques

Leçon 1 : L’erreur à ne pas commettre consiste à envisager la réforme foncière sous l’angle de la fiscalité. Un régime foncier « bien défini » produira des ressources au-delà des recettes foncières si le but de la réforme est de permettre aux propriétaires fonciers d’en utiliser comme un capital.

Leçon 2 : Il urge de réformer le secteur du foncier au Tchad face à la pression démographique et la dégradation climatique qui mettent de pression sur les terres et les ressources au risque de saper la cohésion sociale.

Leçon 3 : La gouvernance foncière doit se baser sur les principes locaux car il est reconnu qu’incorporer les dispositifs communautaires dans le cadre légal contribue à réduire l’insécurité juridique.

Leçon 4 : Il est important de mettre en place des politiques judicieuses de « libre accès » au titre foncier permettant non seulement de donner une vie économique aux terres, mais également de réduire les surenchères et les conflits lors des transactions foncières. Le rejet du code pastoral, après son adoption par le Parlement, doit interpeller sur la nécessité de la décentralisation de la gouvernance foncière.

Aristide MABALI

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