Gros plan : développer le secteur rural pour développer le Tchad !

A l’instar des pays en développement, la pauvreté au Tchad a un double visage : rural et féminin (Banque mondiale, 2013). Avec 59 % des pauvres vivants en milieu rural contre 25 % en milieu urbain, la pauvreté demeure un phénomène plutôt rural. En plus, sur l’ensemble des emplois créés par l’agriculture, la population féminine en occupent plus de la moitié. C’est dire que les enjeux du développement national se confondent à ceux du développement rural. C’est ainsi que s’il faut comptabiliser toutes les stratégies sectorielles de développement et les interventions publiques qui s’en suivent, le secteur agricole vient largement en tête. En plus, le 4ème quinquennat du Président de la république a été placé sous le signe du monde rural. Les statistiques en termes de pauvreté rurale et de sécurité alimentaire questionnent à juste titre l’adéquation et l’efficacité des interventions publiques dans ce secteur.

Pourtant, l’agriculture demeure un instrument fondamental de développement durable et de réduction de la pauvreté. Vu où vivent les pauvres, vu leur composition et vu ce qu’ils savent faire, il est impératif de promouvoir l’agriculture si l’on veut atteindre l’objectif d’un développement soutenable au Tchad et par ricochet l’émergence tant prônée par nos autorités.

En quoi l’agriculture constitue-t-elle un instrument de réduction de la pauvreté ?

L’agriculture présente des caractéristiques qui en font un instrument incontestable de développement. Des estimations réalisées à partir d’un échantillon de pays montrent que la croissance du PIB due à l’agriculture est au moins deux fois plus efficace dans la réduction de la pauvreté que la croissance du PIB due à d’autres facteurs (BM, 2008). Les canaux par lesquels l’agriculture contribue à la réduction de la pauvreté sont nombreux. Comme activité économique, l’agriculture contribue à la création d’emplois, surtout ruraux, à la formation de revenus des ménages et à la promotion des investissements productifs. La population dans les pays en développement étant dominée par les ruraux (82% au Tchad par exemple), il va sans dire que la plupart des emplois sont pourvus par le secteur agricole. A titre d’exemple, au Tchad, le secteur agricole occupe plus de 80% des actifs. Les revenus offerts par le secteur sont d’autant plus élevés que la productivité de l’agriculture est élevée et les infrastructures, permettant aux paysans d’écouler leurs produits d’un marché à un autre, sont disponibles et de bonne qualité. La modernisation de ce secteur offre également des opportunités d’investissements publics et privés. Les investissements agricoles au Tchad sont plutôt vraisemblablement publics compte tenu de la faible taille du secteur privé d’une part et des investissements élevés nécessaires à la modernisation de l’agriculture d’autre part. Par exemple, dans un pays comme le Tchad, le secteur privé aura du mal à financer des infrastructures, permettant l’écoulement des produits agricoles, considérant leurs coût et délai de retour sur investissements très élevés. Un partenariat public-privé dans ce secteur est donc souhaitable. L’agro-alimentaire, de plus en plus mobilisée pour améliorer, entre autres les revenus des paysans, offre également des possibilités d’investissements. L’agriculture pourvoit également des moyens de subsistance. Selon des estimations, l’agriculture est le moyen de subsistance de 86 % des ruraux dans les pays en développement. Une vertu, non de moindre, mais souvent ignorée, est le rôle de fixation de carbone que joue l’agriculture.

L’agriculture, un jeu de tambola au Tchad

Parmi les conditions pour faire de l’agriculture un outil de promotion de développement se trouve l’élargissement de l’accès des ménages aux actifs : la terre, l’eau, les matériels modernes de culture et le capital humain. La question de la terre est intimement liée à leur disponibilité et leur qualité. Disponibilité car le code foncier et l’existence des grands exploitants peuvent évincer les exploitations familiales qui, assurent l’essentiel de la production agricole. Pour ce faire, une réforme agraire adaptée peut réduire les inégalités dans la distribution des terres, augmenter l’efficacité et être organisée de sorte que les droits des femmes soient reconnus. L’accès à l’eau est un vrai défi se présentant à l’agriculture tchadienne eu égard aux fortes variations pluviométriques. Il en résulte une faible productivité de l’agriculture, une tension accrue entre éleveurs et agriculteurs et une inadéquation des techniques et cultures traditionnelles. La mécanisation de l’agriculture va de pair avec l’amélioration du capital humain en raison de la complémentarité entre maitrise des techniques modernes de culture et niveau d’éducation des paysans. Il a été estimé par exemple que 62% des individus entrent dans la vie active sans avoir un enseignement primaire complet, alors que ceci constitue le minimum pour permettre des gains de productivité du travail dans l’économie. Il ne suffit donc pas de mettre des tracteurs à la disposition des paysans pour s’attendre à une augmentation de la production agricole et par conséquent la sécurité alimentaire.

Ces défis se sont accrus avec le changement climatique de telle sorte que l’agriculture au Tchad devient un jeu de tombola car : insuffisantes, les pluies limitent la germination, et perturbent la croissance et la maturation des plantes. A l’inverse, abondantes, elles risquent d’occasionner des inondations qui asphyxieront les plantes. Ainsi, toutes les parties prenantes doivent innover pour répondre à ces défis aux conséquences douloureuses pour les exploitants agricoles. En effet, les chocs de production induits par le changement climatique ont des effets asymétriques sur les exploitants agricoles dans le sens où un choc négatif pourrait ne pas compenser un choc positif. Imaginer un seul instant qu’un membre d’un ménage agricole soit déscolarisé ou handicapé à vie en raison de mauvaises récoltes, même une récolte abondante la compagne suivante ne pourrait compenser cet état de fait.

La main visible de l’Etat est interpellée à se manifester ici, en procurant les biens publics essentiels, en réglementant la gestion des terres et des eaux et en facilitant l’adoption des initiatives innovantes. Ce n’est pas faute d’avoir essayé car la main de l’Etat a été toujours été visible dans le secteur agricole eu égard à la pléthore des stratégies et des interventions publiques dans le secteur.

Une pléthore de stratégies et d’interventions publiques de développement agricole

Plan quinquennal de développement de l’agriculture au Tchad ; Schéma Directeur Agricole ; Plan d’Intervention pour le développement Rural (PIDR) ; Schéma Directeur de l’Eau et de l’Assainissement (SDEA) ; Stratégie Nationale de Réduction de la Pauvreté I et II (SNRP I & II) ; Stratégie nationale de lutte contre la malnutrition (SNLCM) ; Plan National de Développement (PND), que sais-je encore, sont autant des stratégies implémentées au Tchad, ayant un lien direct ou indirect avec le développement rural. A partir de ces stratégies, plusieurs projets, s’élevant à des milliers de milliards de FCFA, ont été exécutés (voir encadré 1). N’importe quel tchadien se demandera quels sont les impacts réels de ces interventions. Malheureusement, personne, même les concepteurs et exécuteurs, ne pourront répondre à cette question dans la mesure où aucun mécanisme d’évaluation, bien que prévu, n’est opérationnel. Si la pertinence de toutes ces stratégies pour un pays comme le nôtre ne souffre d’aucune ambigüité, leur mise en œuvre n’a pas toujours fait l’objet d’une évaluation exhaustive pour en mesurer l’impact. Pourtant, une évaluation rigoureuse des programmes permet de titrer leçons des facteurs d’échec et de réussite afin d’améliorer la mise en œuvre et l’efficacité des futures interventions.

Il est aussi impératif d’améliorer la coordination de toutes ces interventions, non seulement celles de l’Etat entre elles, mais également entre celles de l’Etat et celles des bailleurs. Une étude de l’AFD en 2011 converge sur le besoin d’améliorer la coordination des politiques publiques en matière de développement rural : « de nombreux documents de politique sectorielle et de stratégie nationale existent, mais ils posent des problèmes de coordination et de mise en œuvre » (Netoyo, 2011).

Encadré 1 : Quelques Projets et programmes dans le secteur agricole
Intitulé du projet Coût

FCFA

Objectifs
Renforcement des capacités rurales au Tchad 700 Formation en milieu rural, enseignement agricole initiale et formation continue, organisation des services publics
Projet d’appui à l’élaboration à la programmation suivi des politiques rurales (PAEPS) 657 Appui aux services centraux de suivi-évaluation, appui à la planification régionale, appui institutionnel à la société civile
Programme de développement décentralisé du Mayo – Dallah, du Lac Léré et de la Kabia (PRODALKA) 7135 Décentralisation et développement local, financement décentralisé des investissements, gestion des ressources naturelles
Projet : Programme de développement rural décentralisé Assongha -Biltine- Ouaddaï (PRODABO 6970 Décentralisation et développement local, financement décentralisé des investissements, gestion des ressources naturelles
Projet d’Appui aux Services Agricoles et aux Organisations des Producteurs (PSAOP) Accroître la productivité agricole et le revenu rural en préservant les ressources naturelles de base
Projet d’appui au développement local (PROADEL)
Projet de développement intégré du Salamat (PDIS) 10396 Vulgarisation et encadrement des producteurs ; Infrastructures rurales
Projet de production cotonnière et vivrière en zone soudanienne (PVZS) 20614 Recherche-développement et vulgarisation, augmentation de la production, formation, commercialisation
Projet de Valorisation des eaux de Ruissellement Superficiel (PVERS) 11096 Développement agro-pastoral, recherche développement et vulgarisation, sensibilisation, organisation et formation
Casier B 542 Réhabilitation de périmètres
Projet de développement rural de Biltine (PDRB) 11 Aménagement du bassin versants, développement agricole et animation rurale, infrastructure socioéconomique de base
Système de prévention et de réponse rapide contre des ravageurs et les maladies transfrontalières des animaux et des plantes (EMPRESS) 683 Lutte contre le criquet pèlerin
Projet de développement de la Préfecture du Lac (PDPL) 6934 Aménagement hydro-agricole
Projet d’aménagement hydro-agricole du polder Mamdi 25020 Aménagement hydro-agricole
Développement Rural de Doum-Doum MA BADEA 3281 Aménagement des polder et ouadis, vulgarisation
Projet d’Aménagement de 1000 ha de N’Gouri 7855 Aménagement hydro-agricole
Projet de sécurité alimentaire du Nord Guéra (PSANG) 5265 Promotion du monde rural, fonds de développement rural, développement des secteurs financier décentralisés
Projet Spécial Sécurité Alimentaire (PSSA) « Maitrise de l’eau, phase II » 123 Action pilote de maîtrise de l’eau, technique de mobilisation de l’eau à faible coût
Projet Spécial Sécurité Alimentaire (PSSA) « Diversification, phase II » 299 Développement production animale et halieutique, développement de petites entreprises privées
Appui au mécanisme de suivi de la réunion sectorielle sur le développement rural 133 Planification, programmation et suivi des actions
Appui à la mise en œuvre d’un projet spécial pilote pour la réinsertion économique dans les zones défavorisées du Tchad 163 Réalisation d’unité ou micro-projets en rapport avec la sécurité alimentaire, réinsertion économique des jeunes, des femmes et des ex-combattants
Projet de développement du Kanem (PRODER-K) 10432 Promotion du monde rural, services financiers décentralisés, organisations paysannes
Programme National de Sécurité Alimentaire 103000 Contribuer à vaincre la faim et favoriser la création d’un environnement favorable à la sécurité alimentaire et nutritionnelle de toute la population sans aucune discrimination à l’échelon national.

Source : Schéma Directeur Agricole (2006-2015) et Plan d’Actions, P.49 et 50

Enfin, la main bien que très visible de l’Etat dans le secteur agricole semble ne pas maitriser la conception des différentes stratégies. Dans toutes stratégies, il est mentionné que le processus d’élaboration est participatif. Mais en réalité qui sont ceux qui sont consultés ? Le monde paysan n’est pas géré par des théories, il est régi par la réalité. Il urge donc de développer et d’organiser des structures paysannes et de les doter des moyens (techniques, matériels et humains) nécessaires pour qu’elles influencent significativement sur la conception des stratégies nationales de développement rural. L’exemple du Conseil National de Concertation et de Coopération des Ruraux (CNCR) au Sénégal est illustratif (voir encadré 2).

Encadré 2 : Un exemple de réussite d’une organisation paysanne

Le Sénégal a promulgué une loi d’orientation agro-sylvo-pastorale (Loasp) en 2004, ayant pour but d’orienter les options de politique agricole et rurale pour les 20 prochaines années. Le processus d’élaboration de cette loi d’orientation a été jugé original par toutes les parties prenantes car elle a vu la participation significative du Conseil national de concertation et de coopération des ruraux (CNCR). Le CNCR est le représentant des ruraux Sénégalais dans ce processus et a joué un rôle clé et est parvenu à influencer significativement le texte de loi, malgré un contexte politique qui lui était plutôt hostile.

La caractéristique particulière du CNCR est d’avoir des leaders influents, ayant un niveau élevé d’éducation et une vision à long terme du développement rural. Dès sa création, engagé dans un travail de construction d’une vision paysanne de l’agriculture Sénégalaise, dans une perspective de restaurer la fierté d’être paysan avec, de façon plus large, la revendication d’une pleine citoyenneté pour les ruraux, souvent plus mal dotée en investissements et services publics que les citadins. Ainsi, la force du CNCR résulte de sa capacité à formuler des contre-propositions lors du processus d’élaboration de ladite loi d’orientation. Plus de trente ateliers locaux, onze ateliers régionaux ont permis la participation directe de plus de 3 000 producteurs aux débats. Fort de cela, le CNCR dispose d’une forte capacité de mobilisation populaire.

Malgré l’influence des organisations internationales ayant pour maître mot le libre-échange, l’intervention du CNCR a permis de faire de la cause de l’agriculture familiale un élément essentiel de la loi d’orientation.

Denis Pesche (2009)

 

Pétrole et agriculture

Une large partie de la littérature sur la malédiction de ressources naturelles soutient l’idée que les pays riches en pétrole investissent plus dans les secteurs présentant des possibilités de rentes (Segal, 2012; Baland et Francois, 2000). Ce qui se traduit par le déclin ou la stagnation du secteur agricole suite à la découverte et l’exploitation du pétrole dans la plupart des pays en développement. Cette assertion relève un double mécanisme : économique et institutionnel. En effet, bien connu sous le concept de syndrome hollandais, le mécanisme économique suggère que le déclin de l’agriculture suite à l’exploitation du pétrole s’explique par l’appréciation du taux de change réel induit par l’entrée massive de revenus pétroliers. Aussi, le secteur extractif offre de meilleures opportunités d’emplois, se traduisant par une réallocation de la main-d’œuvre dans l’économie. Malheureusement, le secteur pétrolier est plus capitalistique et nécessite peu du travail dans sa phase d’exploitation. Par effet criquet, il peut arriver que la ré-reconversion professionnelle devienne difficile et in fine le secteur agricole se trouve évincé. Prenez l’exemple d’un paysan ayant migré vers le secteur pétrolier au début des travaux d’exploitation du pétrole. Le secteur pétrolier, ayant besoin de moins du travail dans sa phase d’exploitation, ce paysan est licencié dans cette phase. Tout porte à croire que ce dernier ne sera pas disposé à reprendre les activités agricoles. L’exemple des agriculteurs de la zone pétrolière de Doba est une parfaite illustration de cette thèse (Honaithy, 2013).

Le mécanisme institutionnel de cette thèse suggère que les ressources pétrolières favorisent des investissements dans les secteurs en mesure de produire des rentes. Il s’agit principalement des infrastructures. Imaginez un seul instant le coût du contrat des tracteurs … Il va sans dire que l’efficacité des politiques publiques est remise en cause car le but recherché n’est pas l’efficacité de l’action publique, mais plutôt les rentes générées. Nous comprenons donc, bien qu’aucune évaluation rigoureuse des programmes et projets dans le secteur agricole ne soit faite, l’impact attendu de ces programmes et projets.

Il ne suffit donc pas de faire du monde rural un secteur prioritaire, une priorité d’un quinquennat présidentiel, un programme politique, … le contexte pétrolier compte inéluctablement car à quoi ça sert de fournir d’efforts dans d’autres secteurs s’il existe déjà le pétrole, comme dirait un auteur «les nations qui sont convaincues que les ressources naturelles sont leur atout le plus important peuvent, par inadvertance, – et peut-être délibérément, négliger le développement de leurs ressources humaines, en accordant peu attention et des dépenses insuffisantes à l’éducation. »

Dr. Aristide MABALI

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